Stupeur et tremblements


Yumimoto était l'une des plus grandes compagnies de l'univers. Monsieur Haneda en dirigeait la section Import-Export, qui achetait et vendait tout ce qui existait à travers la planète entière. La catalogue Import-Export de Yumimoto était la version titanesque de celui de Prévert : depuis l'emmental finlandais jusqu'à la soude singapourienne en passant par la fibre optique canadienne, le pneu français et le jute togolais, rien n'y échappait.





Mine de rien, eut lieu un événement ; je rencontrai Dieu. (...) C'était à n'y rien comprendre. Une société dirigée par un homme d'une noblesse si criante eût dû être un paradis raffiné, un espace d'épanouissement et de douceur. Quel était ce mystère ? Etait-il possible que Dieu règne sur les Enfers ?
J'étais toujours figée de stupeur quand me fut apportée la réponse à cette question. La porte du bureau de l'énorme Omochi s'ouvrit et j'entendis la voix de l'infâme qui me hurlait :
- Qu'est-ce que vous fichez là ? On ne vous paie pas pour traîner dans les couloirs !
Tout s'expliquait : à la compagnie Yumimoto, Dieu était le président et le vice-président était le Diable.





Récapitulons. Petite, je voulais devenir Dieu. Très vite, je compris que c'était trop demander et je mis un peu d'eau bénite dans mon vin de messe : je serais Jésus. J'eus rapidement conscience de mon excès d'ambition et acceptai de "faire" martyre quand je serais grande.
Adulte, je me résolus à être moins mégalomane et à travailler comme interprète dans une société japonaise. Hélas, c'était trop bien pour moi et je dus descendre un échelon pour devenir comptable. Mais il n'y avait pas de frein à ma foudroyante chute sociale. Je fus donc mutée au poste de rien du tout. Malheureusement - j'aurais dû m'en douter -, rien du tout, c'était encore trop bien pour moi. Et ce fut alors que je reçus mon affectation ultime...





Aussi longtemps qu'il existerait des fenêtres, le moindre humain de la terre aurait sa part de liberté.
Une ultime fois, je me jetai dans le vide. Je regardai mon corps tomber.
Quand j'eus contenté ma soif de défenestration, je quittai l'immeuble Yumimoto. On ne m'y revit jamais.

Amélie Nothomb - Stupeur et tremblements - ©-Albin Michel 1999.


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