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Le sabotage amoureux
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Je venais à peine de poser mon pied en terre Rouge, je n'avais pas même quitté l'aéroport, et déjà j'avais compris. J'avais trouvé le seul vecteur qui permît de résumer la situation en une phrase. Cette assertion était à la fois belle, simple, poétique et un peu décevante, comme toutes les grandes vérités. "L'eau bout à cent degrés." Beauté élémentaire de cette phrase, qui laisse un rien sur sa faim. Mais la vraie beauté doit laisser sur sa faim : elle doit laisser à l'âme une part de son désir. En cela, ma phrase était belle. La voici : "Un pays communiste est un pays où il y a des ventilateurs." Cette phrase a une structure si lumineuse qu'elle pourrait servir d'exemple dans un traité de logique viennois. Mais au-delà des ses grâces stylistiques, cette assertion à ceci de frappant qu'elle est vraie. A l'aéroport de Pékin, quand je me suis retrouvée nez à nez avec un bouquet de ventilateurs, cette vérité m'a sauté au visage avec l'inexplicable évidence des révélations. |
La mission de l'éclaireur est d'éclairer, dans les multiples acceptations du terme. Et éclairer, ça m'irait comme un gant : je serais un flambeau humain. (...) Et quand, au terme d'une reconnaissance suicidaire, l'éclaireur rentre au camp, son armée, bouleversée de gratitude admirative, accueille ses informations sans prix comme une manne céleste. Dès que l'éclaireur ouvre la bouche pour parler, les généraux se suspendent à ses lèvres. Personne ne le félicite, mais on lui adresse des regards droits et brillants qui en disent bien plus long. De ma vie, jamais nomination ne me combla autant que celle-là : jamais titre ne me parut convenir aussi profondément à la valeur que je m'attribuais. Plus tard, quand je me contenterais d'être Prix Nobel de médecine ou martyre, j'accepterais sans trop de dépit ces destinées un peu vulgaires, en me rappelant que la plus noble partie de mon existence était derrière moi et qu'elle me demeurait acquise pour l'éternité. Je pourrais éblouir les gens jusqu'à ma mort en disant cette simple phrase : "A Pékin, pendant la guerre, j'étais éclaireur." |
| Amélie Nothomb - Le sabotage amoureux - ©-Albin Michel 1993. |