Cosmétique de l'ennemi


COSMÉTIQUE, l'homme se lissa les cheveux avec le plat de la main.
Il fallait qu'il fût présentable afin de rencontrer sa victime dans les règles de l'art.

Les nerfs de Jérôme Angust étaient déjà à vif quand la voix de l'hôtesse annonça que l'avion, en raison de problèmes techniques, serait retardé pour une durée indéterminée.
"Il ne manquait plus que ça", pensa-t-il.
Il détestait les aéroports et la perspective de rester dans cette salle d'attente pendant un laps de temps pas même précisé l'exaspérait.
Il sortit un livre de son sac et s'y plongea rageusement.
- Bonjour, monsieur, lui dit quelqu'un avec cérémonie.
Il souleva à peine le nez et rendit un bonjour de machinale politesse.
L'homme s'assit à côté de lui.
- C'est assommant, n'est-ce pas, ces retards d'avion ?
- Oui, marmonna-t-il.
- Si au moins on savait combien d'heure on allait devoir attendre, on pourrait s'organiser.
Jérôme Angust approuva de la tête.





- (...) C'est là, aussi, que je rencontrai la plus belle jeune fille de l'univers.
- Tout cela devient banal. Laissez-moi deviner : c'était dans les jardins du Luxembourg ?
- Non. Au cimetière.
- Au Père-Lachaise. Classique.
- Non ! Au cimetière de Montmartre. Je trouve significatif de l'avoir découverte parmi les cadavres.
- Je ne connais pas ce cimetière.
- C'est le plus beau de Paris. Il est nettement plus désert que le Père-Lachaise. L'une des tombes m'y touche plus que tout.
On y voit, à même la pierre tombale, la statue d'une jeune fille écroulée face contre terre. Son visage sera inconnu à jamais.
On ne distingue que sa silhouette mi-nue, très pudique, son dos gracile, son pied menu, sa nuque délicate.
Le vert-de-gris s'est emparé d'elle comme un supplément de mort.


Amélie Nothomb - Cosmétique de l'ennemi - ©-Albin Michel 2001.


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