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Les combustibles
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LE PROFESSEUR. (...) Que lisez-vous, mon enfant ? MARINA (sans le regarder). La Cuirasse du prophète. LE PROFESSEUR. C'est bien, ça, de lire Sorloff ! Je suis impressionné par votre soif de culture. MARINA. Vous vous moquez de moi ? LE PROFESSEUR. Pas du tout. Qu'une jeune fille maigre et frigorifiée ait la détermination de s'initier à un auteur difficile, en dépit des bombardements, je trouve ça sincèrement admirable. MARINA (le regarde enfin, très douce). Je ne suis pas en train de m'initier à un auteur difficile, Professeur. Savez-vous ce que je suis en train de faire ? Je lis chaque phrase avec lenteur et circonspection et à chaque phrase je me demande : "Y a-t-il dans ce sujet, ce verbe, ce complément, cet adverbe, y a-t-il quoi que ce soit qui vaille une belle flambée au coeur d'un poêle ? Le sens profond (ou supposé tel) de cette phrase est-il plus nécessaire à ma vie qu'un degré de plus dans cette pièce ?" Tenez, je vous lis une ligne au hasard : "Il y avait longtemps que le silence ne lui avait semblé aussi suspect." Je n'ai rien à reprocher à cette phrase, je vois même où se situe sa profondeur, mais je me pose cette question : en quoi ce silence suspect a-t-il plus de valeur qu'une minute de chaleur ? LE PROFESSEUR. Vous savez très bien qu'une phrase tirée de son contexte n'a pas d'intérêt. MARINA. Je suis prête à la replacer dans son contexte : Emile a écouté les doléances de sa mère. Il l'a aidée à se remettre au lit, puis il est allé lire le journal à côté en attendant que la pauvre femme s'endorme. Je comprends son sentiment d'impuissance devant les souffrances de sa mère, je comprends en quoi le silence lui paraît suspect. Mais je persiste à ne pas comprendre en quoi ceci vaut plus qu'une minute de chaleur. LE PROFESSEUR. Vous oubliez le style, Marina. MARINA. Non. J'ai bien remarqué que cette succession de sifflantes avait un côté "Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?" qui rend le silence encore plus suspect. Bravo, Sorloff. En quoi ces allitérations vont-elles me faire oublier que je crève de froid ? |
| Amélie Nothomb - Les combustibles - ©-Albin Michel 1994. |