Les catilinaires


A 4 heures pile, on frappa à la porte. Ma femme murmura :
- Oh non !
A ces deux mots, je compris que mes manoeuvres n'avaient pas endormi sa crainte. Résigné, j'ouvris la porte. Notre tortionnaire était seul. Il grommela un "bonjour", me tendit son manteau et, déjà habitué, alla s'asseoir dans son fauteuil au salon. Il accepta une tasse de café et ne dit rien.
J'eus la hardiesse de lui demander, à l'instar de la veille, si son épouse allait venir - ce que je ne souhaitais pas, mais qui eût au moins donné un motif à cette visite.
L'air incommodé, il sortit l'un des grands mots de son répertoire :
- Non.
Cela commençait à ressembler à un cauchemar. Au moins notre activité du jour me procurait-elle un brillant sujet de conversation :
- Vous avez vu ? Nous avons installé un sapin de Noël.
- Oui.
Je faillis demander : "Il est beau, n'est-ce pas ?" mais je tentai une expérience scientifique par une question autrement audacieuse :
- Comment le trouvez-vous ?
Là, personne ne pouvait me taxer d'indiscrétion. Je retenais mon souffle. L'enjeu était important : monsieur Bernardin possédait-il les notions du beau et du laid ?
Après son temps de réflexion et un vague regard sur notre oeuvre d'art, nous eûmes droit à une réponse ambiguë, proférée d'une voix vide :
- Bien.
"Bien" : qu'est-ce que cela signifiait dans son lexique intérieur ? Ce mot comportait-il un jugement esthétique, ou était-il d'ordre moral - "Il est de bon ton d'avoir un sapin de Noël" ? J'insistai :
- Qu'entendez-vous par "bien" ?
Le docteur eu l'air mécontent. (...) Pour un peu, il eût réussi à me faire honte, comme les deux premiers jours où j'en étais arrivé à croire que mes propos étaient déplacés. Cette fois, je décidai de résister...

Amélie Nothomb - Les catilinaires - ©-Albin Michel 1995.


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